Voyage en Loire

Parmi les joncs, dans l'herbe, un cristal qui scintille.

Elle est née. Vierge et pure, des schistes elle est la fille

Déjà balbutiant.


Timide ruisselet, sous la mousse elle murmure,

Dispensant aux graviers, miroitante parure,

De l’eau vive le chant.


Elle s'éveille au grand jour. Elle hésite un instant

D'un plan d'eau prisonnière, puis elle prend son élan

et va s'aventurant.


Ru menu puis ruisseau, elle dévale les pentes,

bondit de roc en roc en cascades ardentes

Et se gonfle en torrent.


La Loire aux pieds des monts impétueuse écume

Et roule puissamment les eaux portant la grume

Arrachée aux volcans.


Et c’est, soudain calmée, un fleuve assagi

Qui traverse des plaines avant d’avoir choisi :

La mer ou l’océan ?


La Loire alors s’endort aux flancs du sable blond

Qu’elle étreint en ses bras en un amour profond,

Sous des cieux consentants.


Opulente et coquette elle pare ses coteaux

De l’écrin de ses vignes, de l’or de ses châteaux,

Comme autant de joyaux.


Elle flâne tourangelle et caresse angevine

La pierre, le tuffeau, qui la parant, divine,

Se mirent en ses eaux.


Elle baigne un court instant des berges portuaires

Avant de se donner en un long estuaire

Au sel et aux roseaux.


Puis en mouvants reflets, sous les lourdes paupières

Que font à ses rivages de paisibles vasières,

La Loire en un voyage qui touche à sa fin,

Se mêle à l’Atlantique et s’y noie de chagrin.

lundi 30 mars 2009

Histoires, contes et légendes de Loyre

1 - La vengeance des ragondins
Conte inédit de Claudec

La vengeance des ragondins

Béhuard est un charmant petit village que les amoureux de la Loire connaissent bien. En Anjou, à mi-chemin des Ponts-De-Cé et de Chalonnes, ses origines remontent au Vème siècle. Serrées autour de la petite église que fit bâtir Louis XI, et du rocher sur lequel elle est perchée, ses maisons occupent ce qui est encore de temps à autre une île, au gré des crues du Beau fleuve.

La nuit tombait bien tôt ce jour là. Les volets étaient déjà tous clos. L'hiver expirant tenait allumés les foyers dont la fumée se mêlait à la brume qui commençait à former sa couette nocturne sur les toits. L'atmosphère était chargé de cette odeur un peu âcre émanant de la combustion des vergnes et des saules abattus le long des rives et pourtant mis à sécher depuis des mois.

Le mystère flottait dans l'obscurité, suintait des pierres, exhalait des taillis, s'apprêtant à veiller une longue nuit sur toute chose parmi les sanctuaires, les rosaires et bien d'autres édifices dédiés au culte ou à ses servants depuis des temps anciens. Il en émanait une spiritualité oppressante, chargée de la ferveur des mariniers qui viennent chaque année en procession, depuis des siècles, rendre hommage à la Vierge ; imprégnée de la dévotion à Sainte Maurille, disciple de Saint-Martin et prélat d'Angers, qui évangélisa les lieux ; chargée du souvenir des Chouans qui livrèrent au nom du sacré cœur tant de batailles aux alentours.

Plusieurs personnes, bravant la froidure et se succédant à quelques minutes d'intervale, étaient entrées voilà bien un quart d'heure dans l'une des maisons et une lumière blafarde avait un instant éclairé son seuil, lorsque la porte s'était ouverte pour se refermer aussitôt sur chacune d'entre elles. Elles étaient maintenant sept, assises autour de la table ronde coiffée d'une lampe dont l'abat-jour voilé laissait le pourtour de la pièce dans la pénombre. C'était un jeudi, jour habituel de ce genre de réunion au cours de laquelle la maîtresse de maison – moderne sibylle – sollicitait les périsprits qui n'attendaient que cela, mais ne manquaient pas de se faire prier. Une fois le contact établi, elle s'efforçait de recueillir leurs confidences ou celles de disparus, obtenues par leur entremise. Quand l'un d'entre eux s'était décidé à accepter l'invitation, les membres de l'auditoire écoutaient religieusement l'officiante leur transmettre des messages venant de l'au-delà tout en se concentrant pour renforcer son fluide du leur. Le succès n'était pas garanti et plus d'une fois il était arrivé que chacun rentre chez soi bredouille, sans que la moindre âme ne se soit manifestée. Ce ne fut pas le cas ce soir là. À peine la spirite eut-elle procédé aux préliminaires d'usage, après que les mains des participants eussent été disposées en cercle sur le plateau de la table en bois ; bien écartées, posées à plat et se touchant par l'extrémité des auriculaires pour former le cercle indispensable à l'établissement de la communication souhaitée, celle-ci se manifesta. L'assistance fut progressivement envahie d'une légère torpeur pendant que la maîtresse de cérémonies entrait en transe et commençait à répéter, d'une voix sépulcrale, les propos du visiteur occulte :
— Je suis un noyé du Beau fleuve dit celui-ci, et si j'entre en communication avec vous ce soir, après une longue errance solitaire, c'est en raison des conditions de ma disparition, à propos desquelles les miens se perdent en conjectures. L'occasion m'est enfin donnée, par votre intermédiaire, de leur en faire connaître les détails. Je vous en remercie.

Il s'agissait manifestement d'un bon esprit, à la manière dont il se préoccupait d'éclairer ses proches sur sa propre disparition et de leur faciliter ainsi l'accomplissement de leur deuil. Et bien élevé avec ça ! Chacun se tut, attendant la suite. La consigne était de ne jamais interrompre un trépassé, surtout lorsqu'il se manifestait aussi clairement et spontanément que ce soir là. Il continua :
— Tout s'est accompli il y a eu sept ans dimanche, mais je dois remonter un peu plus loin dans le temps pour que les conditions de ma mort soit précisément connues. Je dois aussi donner quelques détails d'apparence secondaire, qui pourtant sont de première importance.
Le silence régna un long moment puis il reprit :
— Il faut que vous sachiez tout d'abord que le Myocastor coypus, plus connu sous le nom de ragondin, est un paisible herbivore, dont l'aspect bonasse et pataud fait croire à tort qu'il est inoffensif. Son passe-temps favori, lorsque de mon vivant nous habitions un ancien moulin non loin d'un étang niché au beau milieu d'un pré de plusieurs hectares, était d'employer ses longues et fortes incisives, d'un rutilant rouge orangé, à manger l'écorce, l'aubier et parfois même le cœur sucré de nos jeunes vergnes, quand il ne s'attaquait pas aux roseaux ou à tout autre végétation poussant alentour. Les vergnes – nom donné en certains endroits à l'aulne – étaient nombreux et l'auraient été davantage sans cette indélicate occupation de mes hôtes. Il m'arrivait fréquemment de trouver des spécimens dont le tronc faisait plus d'une dizaine de centimètres de diamètre abattus autour de l'étang comme le long des ruisseaux qui coulaient non loin de là. Ils gisaient à terre, purement et simplement coupés à raz du sol ou tombés d'épuisement après avoir perdu leur sève, suite au traitement que leur avaient fait subir les rongeurs. Une colonie de plusieurs familles vivaient à l'extrémité du plan d'eau, à l'embouchure du ru qui s'y déversait, et l'endroit était truffé de leurs terriers, au point que cette embouchure reculait sans cesse, au profit de la superficie de l'étang. Les galeries couraient d'un terrier à l'autre, s'entrecoupaient et débouchaient de-ci de-là dans les herbes. Même l'usage d'un tracteur était problématique tant le sol était miné de cavités qui souvent s'effondraient sous ses roues. La sympathie qu'éprouvaient tous les membres de la famille pour ces animaux, dont certains étaient plus gros que les chiens que nous possédions alors – des cockers – ne dura pas.

Ils avaient tellement abusé de la situation que je ne pouvais décemment pas le tolérer plus longtemps et je décidais un jour de leur livrer bataille. Ayant le choix des armes, j'eus d'abord recours à la carabine et en quelques jours la population de mes vandales diminua sensiblement, au point qu'il me sembla avoir rétabli une situation acceptable. Il s'agissait en fait d'une trêve, obtenue par moi trop autoritairement pour qu'elle soit durable, ce dont je m'aperçus dès le printemps suivant. Le creusement des galeries et la dévastation de mes jeunes vergnes reprirent de plus belle. Je décidais alors d'avoir recours aux bons offices d'un piégeur, que la Chambre d'agriculture missionnait chez les propriétaires qui en faisaient la demande, le ragondin étant alors classé espèce nuisible. Nous fûmes tranquilles à nouveau pendant deux ans environ puis les dégâts reprirent de plus belle. J'usais de temps à autre de la carabine, puis le temps vint où nous vendîmes la propriété pour aller habiter ailleurs, où j'oubliai mes ragondins.
Il n'en fut pas de même de leur part, comme ce qui suit le démontre.

Amoureux du Beau fleuve, que j'ai parcouru à plusieurs reprises sans me lasser, de sa source à son estuaire, dans les deux sens, en visitant tous ses méandres, boucles et bras, j'avais fait halte ce jour-là en rase campagne, à quelques kilomètres de Mûrs-Érigné, à proximité d'un autre cours d'eau. Je crois qu'il s'agissait d'un bras du Louet particulièrement rapide et remoueux en cette fin d'hiver. Je profitais de l'isolement et de l'absence de dangers apparents, notamment de circulation automobile, pour laisser ma chienne en liberté, la surveillant du coin de l'œil en raison de son goût immodéré pour la chasse. C'est peu d'ailleurs que de parler de goût. Elle m'avait démontré, par des fugues de plusieurs heures, à quel degré d'inconscience et de mépris de mon autorité cette passion pouvait l'entraîner. J'ai ainsi été à diverses reprises le témoin impatient et parfois excédé de ses disparitions, à la mer comme à la montagne ou à la campagne. Vogue était une petite chienne de la race des Cairn terriers. Douée d'un caractère enjoué autant qu'aimable, je n'en avais jamais possédé une qui fut aussi attachante, moi qui aie pourtant eu des chiennes toute ma vie. C'était une bête qui avait quelque chose d'une chatte tant elle était affectueuse et câline ; ce qui ne l'empêchait pas de faire preuve d'une bravoure extraordinaire, outre une espièglerie et une gourmandise sans pareilles. Son tonus et sa vivacité étaient eux aussi exceptionnels, le tout l'entraînant parfois à la désobéissance et à la fugue.

Tout en préparant mon repas, je vérifiai à plusieurs reprises la sagesse de ma chienne, alors que sans en avoir l'air, elle battait le terrain environnant. Revenant fréquemment vers moi, soit avec une hypocrisie que j'étais loin de soupçonner, soit que rien n'ait encore alerté son flair, tout semblait se passer pour le mieux. Puis le prévisible que m'avait fait négliger ma candide tolérance eut lieu. Terminés les préparatifs de ma cuisine, je cherchais à nouveau Vogue du regard et ne la vis plus. Je commençais par ne pas m'en inquiéter ; l'herbe était par endroit assez haute et dense pour la dissimuler. Je la sifflais cependant ; sans succès. Elle avait bel et bien pris la poudre d'escampette, sur les traces de je ne sais quel gibier. J'arrêtais le gaz sous mon plat qui réchauffait, remettant à plus tard mon repas, pour me diriger vers le dernier endroit où je l'avais aperçue. C'était le bord du cours d'eau que la prairie où j'avais planté ma tente bordait et dominait en surplomb, de deux ou trois mètres. Plantée de petits arbustes solidement accrochés dans un sol sablonneux qu'ils consolidaient de leurs racines, la rive dominait une eau qu'un courant rapide entraînait en marquant d'une étroite frange limoneuse le pied de la petite falaise qu'il façonnait. Ce courant avait creusé la terre de sorte que l'avancée qui en résultait m'empêchait de voir ce qui se passait sous mes pieds en la longeant. J'essayais cependant de le faire, appelant et sifflant au hasard, sans succès jusqu'à ce que me parviennent les échos d'aboiements dont il me fut cependant impossible de savoir avec exactitude d'où ils émanaient. Ils provenaient de toute évidence du bord immédiat de la rivière, mais l'écho et la réverbération des sons sur l'eau m'empêchaient d'en localiser l'origine avec certitude. Puis les jappements s'interrompirent un long moment et je dus poursuivre mes recherches à l'aveuglette. Aucun endroit ne permettant de voir le bord de l'eau et encore moins les terriers creusés par les ragondins, je supposais que ma chienne y était aux prises avec un ou plusieurs d'entre eux, qui n'appréciaient pas les intrus. Je demeurais immobile un long moment en attendant que les aboiements reprennent, ce qui se produisit enfin. Ils me parurent alors provenir d'un endroit situé juste sous mes pieds, à un peu plus de deux mètres, mais que je ne pouvais distinguer, même en me penchant dangereusement au dessus d'une eau sinistrement glauque et animée d'un courant ainsi que de tourbillons qui la rendaient particulièrement traîtresse.

Mêlés aux aboiements, je perçus les grognements sourds du ragondin auquel ma chienne avait à faire ; peut-être une mère protégeant sa portée ? Ayant ainsi localisé les combattants, j'en fus à moitié rassuré. Ce ragondin était-il seul ? Et même si c'était le cas, le ragondin peut atteindre un poids respectable, supérieur à celui de Vogue, qui faisait autour de 7 kilos. Si elle était tombée sur un sujet de cette importance, elle n'était pas tirée d'affaire, d'autant moins que son ennemi avait sur elle l'avantage du terrain. Je soupçonnais d'ailleurs que l'eau de la rivière, seul chemin qui lui était offert pour venir à moi lui posait problème et que c'était en partie pour cela que je ne parvenais pas à la faire obéir et à lui faire quitter les lieux. Privé d'un quelconque moyen d'aller la chercher là ou elle était et ayant connu d'autres circonstances du même genre, je décidais de la laisser à son sort le temps d'aller manger, avec l'espoir qu'elle se lasserait et me rejoindrait d'elle-même. Si mal il y avait, il était trop tard pour y remédier et je m'en rendrais compte lorsqu'elle reviendrait vers moi. J'étais néanmoins inquiet, en raison de la configuration de la berge et du fait qu'elle l'obligerait à se mettre à l'eau pour chercher un endroit propice au gravissement des quelques mètres qui séparaient l'eau de la prairie. Je comptais quelque peu sur son instinct pour y remédier mais c'est avec inquiétude que je regagnais mes pénates, en vue de revenir après avoir mangé si elle n'était toujours pas de retour.

Mon repas expédié, elle n'était toujours pas là. Je retournais donc sur les lieux, d'où montaient toujours les mêmes grognements et aboiements. Ni ma chienne ni la bête qu'elle forçait dans son terrier ne semblaient avoir changé d'opinion. Je n'ignorais pas que l'issue de la rencontre pouvait être fatale à Vogue. L'entraînant à l'eau, le ragondin pouvait la noyer ou, si je la récupérais, elle pouvait être gravement blessée ou encore déclarer à terme l'une de ces maladies que propage le ragondin, la leptospirose en particulier.

J'essayais à nouveau de descendre pour au moins me faire une idée de la configuration de l'entrée du terrier et apprécier de plus près la situation, mais je dus y renoncer. L'avancée du terrain miné par l'eau était telle qu'elle empêchait toute tentative, aussi résolue soit-elle, menaçant au contraire de s'écrouler si je m'y aventurais. De plus, aucun endroit où poser les pieds en bas, la paroi de la rive disparaissant verticalement sous une eau suffisamment profonde pour s'y noyer à l'aise. Vogue, quant à elle, restait toujours aussi sourde à mes injonctions.

L'affaire, qui durait depuis maintenant plus de trois heures, ne semblant pas prête de prendre fin, je cherchais un moyen de vaincre ce satané surplomb. La nage ? Peut-être, mais un temps glacial bien de saison – nous étions en mars – et ma condition physique ne s'y prêtaient guère, et le fort courant ainsi que les remous en auraient dissuadé de plus jeunes et plus sportifs que moi, même en été. Il y avait aussi le bateau, dont plusieurs étaient cadenassés à leur chaîne, à quelques centaines de mètres en amont, mais ils étaient dépourvus d'avirons et le fort courant, comme la profondeur de la rivière, que j'avais tant bien que mal tenté d'évaluer avec une longue branche, auraient rendus incontrôlable à l'aide d'une perche que j'aurais pu couper, celui que j'aurais pu réussir à détacher. Pour faire bon compte, le lieu et le temps maussade n'engageaient pas à la promenade. Inutile par conséquent d'espérer le passage de randonneurs qui eussent pu me prêter main forte. Il y avait bien les gendarmes ou les pompiers et je disposais d'un téléphone portable avec lequel j'aurais pu les appeler, mais cette pensée ne m'effleura même pas.

Observant plus attentivement le sol, je remarquais un amas d'herbes et de branchages, dans le fouillis d'arbustes qui croissait juste au-dessus de l'eau. Je réussis à me frayer un passage jusque là et m'aidant d'un fort morceau de bois qui traînait à proximité je le dispersai. Mes espoirs étaient fondés ; il s'agissait bien d'une hutte comme les ragondins en construisent parfois au débouché d'un terrier dans la végétation au ras du sol. J'avais remarqué, au temps où je traquais ces rongeurs, qu'il en est souvent ainsi. Prudents autant que fouisseurs, ils se ménagent une porte de sortie à l'étage supérieur de leur habitation. Je distinguai maintenant au-dessous de moi par ce passage, après en avoir à peine agrandi l'orifice à coups de talon, l'eau et ce qui devait être l'entrée du terrier, trahie par un entrelacs de racines dénudées par le courant et le passage de ses habitants. Je décidai de tenter d'agrandir ce trou, en vue d'en faire comme un puits par lequel je pourrai descendre séparer les belligérants et récupérer de force ma chienne récalcitrante. Je me mis aussitôt à l'ouvrage à l'aide de mon tronçon de baliveau qui par bonheur était assez solide. La terre étant friable et le sol exempt de fortes racines, je disposai en quelques instants d'un passage. J'essayai de m'y introduire une première fois, mais il était trop étroit et je dus l'agrandir, m'interrompant de temps à autre pour tenter de m'y laisser glisser. L'eau que je voyais au fond du trou étaient distantes d'un peu plus de deux mètres, hauteur qui promettait de ne pas faciliter ma remontée, compte tenu de ma force musculaire et d'une souplesse qui n'étaient plus celles de mes vingt ans. Je disposais heureusement dans la voiture d'un mince cordage avec lequel de m'assurai. Le doublant – ce que permettait sa longueur –, je le passai par les emmanchures d'un gilet de travail que j'avais providentiellement rangé dans le coffre. De la sorte, je ne serais pas trop gêné dans mes mouvements, comme cela aurait été le cas si je m'étais passé le cordage autour de la taille ou de la poitrine. Je lui fit faire un tour mort autour du tronc d'un arbuste suffisamment fort pour supporter mon poids et m'engageai résolument dans le passage que je venais d'agrandir une dernière fois, freinant ma descente en tenant le cordage et m'en remettant à ma bonne étoile pour le reste.

Lorsque je fus descendu, la situation m'apparut telle que je l'avais imaginée : Le cordage que j'avais laissé filer et réglé pour empêcher mes pieds de toucher l'eau, je parvins, m'y tenant d'une main, à me pencher suffisamment pour explorer des yeux, un mètre environ au-dessous de moi, l'entrée de ce qui était bien un terrier, où se trouvait effectivement ma chienne. Ma vue ne portait pas assez profondément à l'intérieur pour distinguer son opposant mais je ne m'attardai pas à cette curiosité. Parvenant à saisir mon animal préféré par la queue – organe dont sont paraît-il dotés les chiens de chasse justement pour cela – je la tirai à moi avec ma main libre, me redressai et l'introduisis dans la trou que je venais d'emprunter, la poussant vers le haut pour l'aider à regagner l'herbe de la prairie.

Ce fut dès lors à mon tour d'essayer d'en faire autant par mes propres moyens. Un premier essai me confirma qu'ils étaient insuffisants : je n'avais pas la force de m'extraire à bout de bras. Par la même occasion, je me rendis compte de ce qui résultait du fait que mes pieds ne disposent d'aucun appui. La terre sablonneuse et plus bas la boue cédaient à la moindre pression pour crouler dans l'eau. De plus, si le trou m'avait admis à la manière d'un suppositoire pour descendre, lorsque je m'y étais introduit les bras levés, mes hanches me gênant autant que mes épaules dans ma tentative de retour vers le haut.

Épuisé, maintenu par mon cordage dont je doutais de la solidité, je commençais par détendre mes os et mes muscles malmenés tout en réfléchissant posément à la meilleure façon de m'y prendre pour me sortir de là. L'agrandissement du passage étant le premier point à résoudre je me mis à l'œuvre. Par bonheur, j'avais dans ma poche mon couteau ; mon bon vieil Opinel. Je m'en servis pour gratter la terre et il fit aussi bien que les dents d'un ragondin. Une première tentative m'ayant démontré que j'étais loin du compte je me reposai à nouveau, toujours soulagé de mon propre poids par la corde et mon gilet, puis recommençai à creuser. Je fis successivement trois essais pour m'extraire, précédés chacun d'une travail de sapeur qui consistait à détacher un maximum de terre du pourtour de ma cheminée. Mais à chaque fois il s'avérait encore trop étroit et surtout, la force insuffisante de mes bras me faisait retomber au bout de mon cordage. J'avais la bouche, les yeux, les cheveux, les vêtements, pleins de terre. Suspendu au-dessus de l'eau, j'éprouvais une soif comme jamais j'en ai connu de toute ma vie.

Il me fallait maintenant ménager à tout prix dans la paroi du puits suffisamment agrandi, au moins un appui : comme une sorte de marche sur laquelle je poserais un pied ou un genou et qui me permettrait de gagner en hauteur autrement qu'en m'efforçant vainement de tirer mon propre poids vers le haut en m'agrippant au cordage. Après avoir à nouveau repris mon souffle, je tentai l'opération, au demeurant facilitée par une terre particulièrement friable. Si cela eût pour heureux effet de faciliter mon travail d'agrandissement, mes intentions ne s'en trouvèrent pas favorisées. Il m'était toujours interdit de prendre appui où que ce soit. À la moindre tentative, la terre s'écroulait dans l'eau sous mes pieds. La base du passage commençait même à prendre la forme d'un entonnoir renversé et je voyais venir le moment ou toute la terre que j'avais au-dessus de la tête allait s'affaisser, m'ensevelissant ou m'entraînant à l'eau avec elle, si l'entrelacement des racines des arbustes qui y poussaient venait à céder. Les deux premiers essais que je fis pour m'élever sur mon genou droit furent autant d'échec. Là où je prenais appui la terre s'éboulait, engloutie aussitôt par la rivière. Par bonheur, alors que je recommençais pour la troisième fois, la lame de mon couteau rencontra une racine que la nature avait eu l'excellente idée de faire descendre aussi profondément. Probablement venait-elle puiser l'eau nécessaire à un vergne ou à un peuplier poussant loin de là. Je la dégageai en hâte de sa gangue de terre. Relativement grosse elle serait le véritable premier barreau de l'échelle, ou plutôt du simple escabeau, dont j'avais besoin et non plus la fragile cavité creusée dans une paroi qui cédait à la moindre pression. Ma providentielle racine était hélas située à hauteur de mes hanches et je ne parvins pas à y poser un genou, faute de pouvoir reculer le haut de mon corps. J'avais néanmoins accompli un progrès considérable car j'y posai le genou droit après avoir dégagé la terre sur laquelle venaient buter le bas de mon dos. Je m'élevai enfin de telle sorte que ma tête émergea du sol de la prairie.

Ma chienne qui m'y attendait avec impatience, me lécha le visage en signe de compliment et peut-être même de reconnaissance, tout en manifestant son impatience par ses allées en venues, à moins que ce ne fut son désir de retourner à la bagarre dont je venais de la tirer. Je l'en dissuadais aussi vertement que le permettait ma position inconfortable. Considérant probablement la contrariété que serait la mienne si elle s'obstinait ainsi que la somme d'efforts qu'il m'avait fallu déployer pour la récupérer, elle sembla renoncer à son projet et s'assit pour m'encourager du regard. Je pouvais voir le sang couler de sa joue gauche, que son hôte si peu accueillant avait apparemment mordue juste sous l'œil. Je nettoierais cette plaie tant bien que mal aussitôt tiré d'affaire avant de la conduire chez un vétérinaire.

Pour l'heure, reprenant mon souffle, j'étais stupéfait d'une performance dont je me serais bien jugé incapable à mon âge. Pour peu que je me sois senti disposé à en faire autant pour un humain, je me serais pris pour un héros.

C'est au moment précis où je faisais ces projets et que ces pensées iconoclastes me venaient à l'idée, que m'appuyant plus fortement sur la racine qui me soutenait, en vue de sortir mes bras de mon trou – bras sur lesquels je comptais prendre appui pour extraire mon buste et la suite de mon anatomie –, que mon point d'appui céda brusquement. La racine s'était rompue. Je fus brusquement entraîné vers le bas par mon propre poids, la terre cédant sous mes coudes avec lesquels je tentais vainement de freiner ma chute. Arrivant en bout de course, le cordage qui m'avait si bien soutenu jusqu'alors céda avec un claquement sec. Mes pieds sentirent aussitôt le froid de l'eau emplissant mes bottes, puis le reste de mon corps se trouva englouti par le flot glacé. Suffoquant, je tentais de me maintenir à la surface mais, comme je l'avais craint lorsque j'envisageais d'aller délivrer Vogue à la nage, le courant s'empara de moi et m'entraîna sur une dizaine de mètres, jusqu'à ce que des branchages cachés dans les profondeurs immobilisent mes jambes et mon corps à la dérive.

Je pouvais voir ma petite chienne qui assistait au spectacle en courant de droite et de gauche jusqu'à ce qu'ayant décidé de me rejoindre, soit pour tenter de me secourir à son tour, soit pour simplement ne pas m'abandonner, elle emprunte le puits par lequel je l'avais remontée peu de temps auparavant. Une fois à l'eau elle nagea vers moi. Le courant s'en saisit rapidement et elle aurait été emportée si je n'avais réussi à l'agripper par la peau du cou au passage. Mon geste eut cependant pour effet de libérer mes jambes des branches qui les retenaient et nous fûmes aussitôt entraînés par le courant. Serrant contre moi ma petite compagne à quatre pattes, je flottais en surface et dérivais, encore aidés par les quelques mouvements que je parvenais à faire, tout en sentant l'épuisement me gagner. C'est à l'endroit précis où la rivière maudite se jette dans la Loire que vaincu par le froid et la fatigue, je finis par couler, tenant dans mes bras le corps de Vogue qui s'y abandonnait, comme au temps de ces siestes que nous aimions tant faire ensemble.

Nos corps furent retrouvés, flottant entre deux eaux, par les passagers d'une gabare longeant l'île Batailleuse, sous le pont de Saint Florent que domine si majestueusement l'abbatiale.

Après avoir marqué une pause, le malheureux trépassé reprit :

— Nul n'aurait n'aurait jamais connu les circonstances de notre noyade, si vous n'aviez eu la courtoisie de m'inviter à votre table. Sachez de plus que si je rattache ce qui s'est produit ce jour-là à des faits antérieures, j'y suis autorisé par les circonstances mêmes dans lesquelles je vous les confies.

Puis il ajouta pour conclure :
— Je m'exprime depuis l'au-delà où vous constaterez un jour – jour que je vous souhaite le plus lointain possible – qu'il est permis de pénétrer bien des secrets et mystères qui ne peuvent être qu'invraisemblances et suppositions pour les vivants que vous êtes. C'est pourquoi j'affirme que les ragondins ont décidé de mon sort par une froide journée d'hiver. Ils se sont ainsi vengés de mes propres sévices à leur égard. La preuve en est le regard sardonique qui brillait au fond d'un terrier creusé dans la rive, lorsque Vogue et moi partîmes à la dérive, pour notre dernier voyage en Loire.

lundi 23 mars 2009

Raisons et intentions

Rime n'est pas poésie, pas davantage d'ailleurs que poésie n'est rime. Plus simplement, la poésie est là où la ressent celui qui la cherche. C'est pourquoi le présent blog dédié au Beau Fleuve, qui est la poésie même, sera fait de mots, rimés ou non, et d'images, exprimant le charme lyrique qu'il inspire au plus grand nombre d'entre ceux qui l'aiment.

Foch a dit « Il n'est pas d'hommes cultivés ; il n'est que des hommes qui se cultivent ». Une telle affirmation laisse supposer que la volonté intervient impérativement dans toute démarche ayant pour objet la culture, mais Foch était-il un poète ? La Loire, avec naturel autant qu'avec grandeur, démontre en tout cas qu'il peut en être autrement et que ce qui nous touche peut nous cultiver, parfois à notre insu.
Il est une culture de la Loire comme il en est une de tous les fleuves, celle d'aucun autre n'égalant la sienne en douceur pénétrante, comme en richesse et en variété. Nul n'est besoin pour cela d'attaches particulières ; de terroir ou de sang. la Loire se suffit à elle-même et s'offre à tous ; elle est en tout point de son cours un objet d'émerveillement en même temps que d'attirance.

Il s'agira donc ici, autant que de partage culturel, d'une tentative de communiquer l'émotion qu'éprouve l'auteur, inlassablement, à chaque fois qu'il redécouvre cette Loire qui, non satisfaite de la multiplicité de ses facettes, n'est jamais la même au même endroit.

Lorsqu'il lui arriva de la traverser pour la première fois, ce fut sans y prêter attention ; il était trop jeune pour cela. Les premiers émois que lui offrit la Loire datent de sa trentaine environ, l'âge des amours réfléchis et solides. Demeurant en Bretagne sud, il la remontait souvent alors, par l'une comme l'autre de ses rives, depuis Nantes jusqu'à Orléans, pour s'en éloigner ensuite en direction de la région parisienne. Il aimait emprunter ce chemin des écoliers, justement à cause de la Loire dont il parcourait les levées qui offraient leur sinuosité à son plaisir de conduire. Au fil des kilomètres il était sous le charme de ces paysages qu'il aime tant aujourd'hui encore, au point de se plaire, à un âge avancé, à y musarder ; à y effectuer aussi souvent que possible de longues flâneries ponctuées d'innombrables haltes.

Il veut témoigner ici de cet amour à ceux qui sont aussi sous le charme de la Loire, tel qu'elle l'offre à ses seuls amants.

vendredi 20 mars 2009

Rimes et Loire


La Loire



Et me souviens en mourant
Des douces rives de Loire...
J. Du Bellay

Parmi les joncs, dans l'herbe, un cristal qui scintille.
Elle est née. Vierge et pure, des schistes elle est la fille
Déjà balbutiant.

Timide ruisselet, sous la mousse elle murmure,
Dispensant aux graviers, miroitante parure,
De l’eau vive le chant.

Elle s'éveille au grand jour. Elle hésite un instant
D'un plan d'eau prisonnière, puis elle prend son élan
et va s'aventurant.

Ru menu puis ruisseau, elle dévale les pentes,
bondit de roc en roc en cascades ardentes
Et se gonfle en torrent.

La Loire aux pieds des monts impétueuse écume
Et roule puissamment les eaux portant la grume
Arrachée aux volcans.

Et c’est, soudain calmée, un fleuve assagi
Qui traverse des plaines avant d’avoir choisi :
La mer ou l’océan ?
La Loire alors s’endort aux flancs du sable blond
Qu’elle étreint en ses bras en un amour profond,
Sous des cieux consentants.

Opulente et coquette elle pare ses coteaux
De l’écrin de ses vignes, de l’or de ses châteaux,
Comme autant de joyaux.

Elle flâne tourangelle et caresse angevine
La pierre, le tuffeau, qui la parant, divine,
Se mirent en ses eaux.

Elle baigne un court instant des berges portuaires
Avant de se donner en un long estuaire
Au sel et aux roseaux.

Puis en mouvants reflets, sous les lourdes paupières
Que font à ses rivages de paisibles vasières,
La Loire en un voyage qui touche à sa fin,
Se mêle à l’Atlantique et s’y noie de chagrin.